CHAPITRE 10

Spence fit sauter le sceau et, pour dérouler la bande jusqu’à son début, fit défiler entre ses doigts des mètres et des mètres de rouleau de papier. Au début du rouleau, il vit l’enregistrement de la date et de l’heure : 15-5-42, 10.17 GM. Le scan couvrait neuf heures trois quarts sans interruption. Chaque maximum et minimum, chaque bip d’une étincelle alpha ou d’un éclair bêta était enregistré. Il vit les infimes fluctuations de la circulation sanguine dans son cerveau ; les variations de sa température ; le rythme cardiaque et l’activité thyroïdienne ; les battements intermittents de ses mouvements oculaires. Il vit, en raccourci, le déroulement continu et rythmique de sa nuit de sommeil. Chaque instant était là. Il n’y avait là-dessus aucun doute : il tenait l’évidence entre ses mains.

Mais cela ne lui suffisait pas. Il alla vers l’armoire où étaient gardés tous les rouleaux de ce genre. Il y en avait des douzaines, chacun renfermant l’enregistrement polygraphique d’une séance de sommeil. Il préleva la rangée qui contenait les scans de la semaine précédente. Il les vérifia un par un. Ils étaient tous là, proprement étiquetés et scellés.

Il fit de même pour la semaine d’avant et la précédente encore. Tout était en ordre. Tickler était aussi méticuleux qu’il pouvait être ennuyeux. Spence savait que s’il examinait tous les enregistrements des dix dernières semaines, il trouverait que tout était en ordre. Et pourtant la petite ombre d’un doute subsistait dans son esprit.

Il retourna au scan qu’il avait déroulé – celui de la nuit où il avait pour la première fois perdu conscience, trois jours auparavant. Il repassa le rouleau entre ses doigts et l’examina attentivement. Il n’était en rien différent des précédents.

Il aperçut la couverture en plastique jaune du journal de bord sur un coin de la console et le saisit. Sur le journal de bord se trouvait une feuille verte de papier millimétré sur laquelle avaient été tracées les moyennes que Spence avait demandées pour les trois dernières séances. Kurt avait dû passer pour les faire pendant qu’il était absent. Il jeta un œil sur la courbe des moyennes, puis ouvrit le journal de bord et rechercha les colonnes qui se rapportaient à la séance du quinze. Il ne trouva aucune irrégularité dans les chiffres ou les informations qui avaient été notées. Il referma le livre le cœur serré devant le fait que tout était en ordre et que c’était lui qui avait disjoncté.

Il rejeta le livre sur la console et se pencha en arrière les mains jointes derrière la tête. S’il existait une réponse à ses problèmes, elle devait se trouver sous une forme quelconque dans les données brutes qu’il avait devant lui. Quelque part, dans ces kilomètres de bandes, dans les chiffres inscrits dans le livre, devait se trouver la clé qui ouvrirait la case fermée de son cerveau. De cela, il était sûr. Sa foi dans la méthode scientifique restait solide et inébranlable.

Par curiosité, il se retourna vers l’écran situé à une extrémité de la console. La surface de verre extrêmement mince et lisse brillait comme une pierre polie. « MIRA, dit Spence, ici Spence Reston. Prêt à recevoir un ordre de recherche ? »

Une agréable voix de femme répondit : « Prêt, Dr Reston. »

Spence envoya simplement l’ordre : « Comparer les données pour PSG Septièmes Séries LTST cinq cent quinze à cinq cent dix-huit pour d’éventuelles similitudes. Affichage seulement. Merci. »

Il croisa les doigts derrière la nuque et se pencha en arrière sur son siège. Instantanément l’écran s’alluma et il fut aussitôt rempli de résultats. Il apparaissait qu’il y avait beaucoup de similitudes entre le scan d’une nuit et le suivant en terme d’évaluations chiffrées. Toutes les informations recueillies par le scan pendant une séance étaient converties en valeurs à des fins de stockage et pour une future utilisation. Elles étaient d’une certaine façon toutes semblables, et pourtant différentes.

L’ordre était trop général. Il s’en rendait compte, mais ne savait comment affiner la question ne sachant pas exactement ce qu’il recherchait. Il croisa les bras et fixa l’écran d’un air perplexe. Qu’espérait-il au juste découvrir ?

Après plusieurs minutes de profonde réflexion, il se leva et se mit à parcourir de long en large l’espace étroit de la cabine. Comparer et opposer, pensa-t-il. C’est comme cela qu’on s’embarque dans une partie de pêche comme celle-là. Comparer et opposer.

Il avait déjà comparé et cela n’avait rien donné qui sortît de l’ordinaire. Peut-être qu’en opposant les mêmes données on arriverait à quelque chose. Il se retourna vers l’écran : « Opposer les données PSG LTST de cinq cent quinze à cinq cent dix-huit. Affichage seulement. Merci. »

Les nombres disparurent et à leur place s’imprima sur l’écran : Opposition zéro dans les limites normales de variance de plus ou moins 3 %.

En d’autres mots, l’impasse.

Spence jeta un œil sur l’horloge digitale au-dessus de la console. Dans quelques minutes, Tickler serait là pour commencer la séance. Il ne voulait pas qu’il le trouve ici en train de jouer au détective. Une pensée stupide – j’ai quand même bien le droit d’étudier les données résultant de ma propre expérience – mais il préférait que Tickler ignore tout de sa démarche.

Estimant qu’il avait encore assez de temps pour deux essais au hasard, il dit : « Comparer PSG LTST septièmes séries, données de cinq cent quinze à cinq cent dix-huit pour des similitudes à moins de 1 % de variance. Affichage seulement. Merci. » Il hocha la tête avec satisfaction : en diminuant le pourcentage de variance, il avait notablement réduit le champ de la question. Très vite MIRA afficha les résultats. Le message était : Zéro comparaisons. Spence fronça les sourcils. Apparemment, il n’y avait ni similitude ni différence remarquable entre les scans, par rapport au schéma général de son mode de sommeil.

En soupirant il repoussa son siège. Cette sorte de recherche à l’aveuglette était vaine. À moins de savoir ce qu’il espérait découvrir, aucune recherche au hasard ne pourrait donner de résultats. « Merci MIRA. C’est tout pour…»

Il s’arrêta au milieu de la phrase. Il venait de se rendre compte qu’il n’avait pas comparé tous les scans, mais seulement ceux qui se situaient du 15-5 au 18-5, dates entre lesquelles s’étaient produites ses pertes de connaissance.

« MIRA, comparer toutes les données de PSG LTST septièmes séries. Afficher les données présentant des similitudes avec moins de 1 % de variance. »

Il y eut une légère hésitation. L’écran plat restait vide. Il s’imaginait entendre le crépitement des électrons circulant entre les puces pendant que MIRA fouillait sa mémoire magnétique.

Spence était assis au bord de son siège et regardait l’horloge égrener les secondes. Tickler pouvait arriver d’un instant à l’autre. Vite ! murmura Spence. Vite !

Les mots apparurent sur l’écran. Il lut le message à mesure qu’il s’affichait : Pour PSG LTST septième série, données présentant moins de 1 % de variance – 20-3 et 15-5.

Le gros lot ! Spence bondit de son siège et fixa l’écran, incrédule. C’était donc cela : une anomalie trop énorme pour être vraie, sa probabilité nulle. S’il l’avait découverte d’une autre façon, il l’aurait attribuée à un bug de l’ordinateur. Mais il suspectait fortement qu’il ne s’agissait pas d’un bug. Il avait découvert un élément vital d’information – ou plutôt, il était tombé dessus par hasard – mais l’évidence était là, affichée sur l’écran en orange fluo. Il reprit le registre jaune et le feuilleta jusqu’aux données du 20-3. Il sortit la feuille et la plaça en face des données du 15-5. Les données n’étaient pas du tout semblables. Les inscriptions, de l’écriture claire et précise de Tickler, étaient légèrement différentes, pas assez pour présenter une variance significative, mais suffisamment pour que Spence puisse identifier leurs spécificités.

Apparemment, MIRA s’était tout de même planté. Il n’y avait pas de similitude entre les deux scans.

Spence entendit le glissement du panneau qui s’ouvrait et le pas rapide de Tickler pénétrant dans le labo. Il dit : « C’est tout MIRA. Merci.

— Bonsoir Dr Reston.

— Bonsoir Tickler. » Spence se retourna et se força à sourire d’un air naturel.

« Sommes-nous prêts à commencer la séance ? » Les petits yeux de fouine de Tickler allaient de Spence à l’écran situé au-dessus du terminal.

« Oh ! je voulais vous prévenir. J’annule la séance de ce soir. » Spence fut lui-même surpris de cette annonce.

« Je ne comprends pas, monsieur. J’ai tout préparé. Nous sommes prêts. Si vous…

— Cela ne fait rien. Cela peut attendre. J’ai un autre travail pour vous ce soir. C’est-à-dire pour vous et Kurt. Je voudrais que vous représentiez les moyennes pour les deux dernières semaines. Je crois qu’il devrait en ressortir une courbe intéressante à étudier.

Je pense que cela devrait prendre la plus grande partie de la durée de la séance.

— Mais – excusez ma question – qu’allez-vous faire ? »

Spence voyait que Tickler était perturbé. Le petit homme inflexible se pliait difficilement aux circonstances inattendues.

« Je vais à une réception dans les appartements du directeur. Je pense rentrer plutôt tard, alors dès que vous aurez fini, vous pouvez partir. Je vous verrai demain à la première heure. »

Spence s’apprêtait à sortir. Tickler resta la bouche ouverte comme s’il allait dire quelque chose. « Oui ? Y a-t-il autre chose ? »

Tickler hocha la tête. Il s’était repris. « Non. Je pense que cela ira comme cela », lança-t-il.

« Alors, bonsoir », dit Spence en sortant du labo. Intérieurement, il avait un petit sourire jubilatoire en traversant le laboratoire pour rejoindre sa cabine.

Le voleur de rêves
titlepage.xhtml
Le voleur de reves_split_000.htm
Le voleur de reves_split_001.htm
Le voleur de reves_split_002.htm
Le voleur de reves_split_003.htm
Le voleur de reves_split_004.htm
Le voleur de reves_split_005.htm
Le voleur de reves_split_006.htm
Le voleur de reves_split_007.htm
Le voleur de reves_split_008.htm
Le voleur de reves_split_009.htm
Le voleur de reves_split_010.htm
Le voleur de reves_split_011.htm
Le voleur de reves_split_012.htm
Le voleur de reves_split_013.htm
Le voleur de reves_split_014.htm
Le voleur de reves_split_015.htm
Le voleur de reves_split_016.htm
Le voleur de reves_split_017.htm
Le voleur de reves_split_018.htm
Le voleur de reves_split_019.htm
Le voleur de reves_split_020.htm
Le voleur de reves_split_021.htm
Le voleur de reves_split_022.htm
Le voleur de reves_split_023.htm
Le voleur de reves_split_024.htm
Le voleur de reves_split_025.htm
Le voleur de reves_split_026.htm
Le voleur de reves_split_027.htm
Le voleur de reves_split_028.htm
Le voleur de reves_split_029.htm
Le voleur de reves_split_030.htm
Le voleur de reves_split_031.htm
Le voleur de reves_split_032.htm
Le voleur de reves_split_033.htm
Le voleur de reves_split_034.htm
Le voleur de reves_split_035.htm
Le voleur de reves_split_036.htm
Le voleur de reves_split_037.htm
Le voleur de reves_split_038.htm
Le voleur de reves_split_039.htm
Le voleur de reves_split_040.htm
Le voleur de reves_split_041.htm
Le voleur de reves_split_042.htm
Le voleur de reves_split_043.htm
Le voleur de reves_split_044.htm
Le voleur de reves_split_045.htm
Le voleur de reves_split_046.htm
Le voleur de reves_split_047.htm
Le voleur de reves_split_048.htm
Le voleur de reves_split_049.htm
Le voleur de reves_split_050.htm
Le voleur de reves_split_051.htm
Le voleur de reves_split_052.htm
Le voleur de reves_split_053.htm
Le voleur de reves_split_054.htm
Le voleur de reves_split_055.htm
Le voleur de reves_split_056.htm
Le voleur de reves_split_057.htm
Le voleur de reves_split_058.htm
Le voleur de reves_split_059.htm
Le voleur de reves_split_060.htm
Le voleur de reves_split_061.htm
Le voleur de reves_split_062.htm
Le voleur de reves_split_063.htm
Le voleur de reves_split_064.htm
Le voleur de reves_split_065.htm
Le voleur de reves_split_066.htm
Le voleur de reves_split_067.htm
Le voleur de reves_split_068.htm
Le voleur de reves_split_069.htm
Le voleur de reves_split_070.htm
Le voleur de reves_split_071.htm
Le voleur de reves_split_072.htm
Le voleur de reves_split_073.htm
Le voleur de reves_split_074.htm
Le voleur de reves_split_075.htm
Le voleur de reves_split_076.htm
Le voleur de reves_split_077.htm
Le voleur de reves_split_078.htm
Le voleur de reves_split_079.htm
Le voleur de reves_split_080.htm
Le voleur de reves_split_081.htm
Le voleur de reves_split_082.htm
Le voleur de reves_split_083.htm
Le voleur de reves_split_084.htm